CHAPITRE XVI
Le dîner Chez Momo, dans une ambiance joyeuse, semblait être venu à bout de l’angoisse d’Aisha Mokhtar. Elle avait dévoré et fait honneur au couscous adapté au goût britannique. Puis exigé que Malko dorme chez elle. Pas seulement pour sa protection, d’après son attitude.
Chaudry, le chauffeur, sauta à terre dès que la Bentley eut stoppé et courut ouvrir la portière arrière gauche de la limousine, tandis que Malko sortait de l’autre côté. Il jeta un coup d’œil vers l’entrée de Belgrave Mews North et aperçut un fourgon sombre qui venait de s’immobiliser. Scotland Yard veillait. Il fit le tour de la voiture pour rejoindre Aisha Mokhtar tandis que Chaudry ouvrait la porte du petit hôtel particulier. Très gaie, la Pakistanaise en profita pour se serrer contre lui en murmurant :
— J’ai très envie de vous.
Malko sourit dans la pénombre. Il avait connu des missions plus désagréables. Soudain, un bruit léger, venant du fond de la voie privée, lui fit tourner la tête et son pouls grimpa comme une flèche.
Une silhouette venait de surgir de l’obscurité et avançait rapidement dans leur direction. Il faisait trop sombre pour dire de qui il s’agissait, mais, instinctivement, Malko glissa la main sous sa veste et saisit la crosse du Beretta 92 offert par Richard Spicer. Il y avait une balle dans le canon et il suffisait de repousser le cran de sûreté pour qu’il soit prêt à tirer.
— Qu’est-ce que vous avez ? demanda Aisha Mokhtar qui n’avait rien vu.
Malko n’eut pas le temps de répondre. La silhouette avait accéléré. Un homme de grande taille, qui avait quelque chose à la main… Chaudry venait juste d’ouvrir la porte de l’hôtel particulier et de s’effacer pour laisser entrer le couple. Malko, sentant le danger, expédia violemment Aisha à l’intérieur, d’une poussée dans le dos. Elle trébucha avec un cri de surprise et s’étala dans son entrée.
Il s’était déjà retourné. À la lueur du réverbère, il distingua un colosse barbu qui fonçait dans leur direction, brandissant une hache. Malko leva son arme, le bras tendu, et cria :
— Stop !
Chaudry, courageusement, voulut s’interposer, barrant la route à l’assaillant. Celui-ci ne dévia pas sa course, balayant simplement l’air de sa hache, avec un grognement sauvage. Il y eut un bruit mou, affreux, et, horrifié, Malko vit distinctement la tête de Chaudry se détacher presque entièrement de son torse, dans un jaillissement de sang. L’homme à la hache fonçait toujours, vers la porte ouverte. Aisha Mokhtar se releva, furieuse, et surgit en glapissant :
— Vous êtes fou !
Elle n’eut pas le temps de mettre le nez dehors. Malko venait d’ouvrir le feu : l’heure n’était plus aux sommations… Le Beretta 92 claqua quatre fois. À cette distance, il ne risquait pas de rater sa cible. Les quatre projectiles s’enfoncèrent dans la poitrine de l’homme à la hache.
Celui-ci eut encore assez de force pour frapper de toutes ses forces, ratant Malko mais brisant une vitre de la porte d’entrée. La hache fit jaillir d’énormes éclats de bois, mais ne lui échappa pas. Malko pensa à ces buffles qui, le cœur éclaté par une balle, continuent à charger… Le barbu à la hache, avec quatre projectiles dans le corps, pivota et aperçut Aisha Mokhtar. Il avança encore dans sa direction.
À l’entrée de l’impasse, des portières claquaient et plusieurs silhouettes couraient vers la Bentley. Trop tard pour intervenir. Malko se retrouva derrière le barbu, qui lui était face à Aisha Mokhtar et esquissait le geste de frapper de nouveau, la hache tenue à deux mains.
— Aisha, reculez ! hurla-t-il.
Presque à bout touchant, il visa la nuque du colosse et appuya deux fois sur la détente du Beretta.
L’impact des projectiles projeta le barbu en avant. Il s’effondra enfin, lâchant sa hache, entraînant dans sa chute la Pakistanaise qui hurlait. Le pouls à 200, Malko vit arriver les policiers armés de pistolets-mitrailleurs. Aisha Mokhtar hurlait de plus belle, le barbu enfin foudroyé effondré en partie sur elle, sa tête pratiquement entre ses cuisses, dans une mare de sang. Malko contourna les deux corps et prit Aisha sous les aisselles, la tirant en arrière.
— Vous n’avez rien ? demanda-t-il.
Incapable de répondre, elle tremblait comme une feuille, en proie à une véritable crise d’hystérie. Le sang maculait ses vêtements, avait même éclaboussé son visage.
Le barbu, lui, ne bougeait plus, extrêmement mort.
Les policiers de Scotland Yard appelaient des renforts et fouillaient l’impasse à la recherche de complices. L’un d’eux s’accroupit près de ce qui restait du chauffeur, mort depuis longtemps. Un carnage. Malko réussit à mettre debout Aisha Mokhtar, mais elle se débattit en hurlant.
— Je suis blessée, je vais mourir !
Elle prenait le sang du barbu pour le sien. Malko décida de recourir aux grands moyens. La prenant dans ses bras, il la porta dans la salle de bains du rez-de-chaussée et la déposa dans la baignoire, puis il ouvrit la douche à fond… Les cris cessèrent rapidement et la jeune femme se mit à souffler comme un phoque. Du sang coulait partout dans la baignoire, c’était très spectaculaire. Un des policiers l’appela et annonça :
— Nous n’avons trouvé personne. Des renforts arrivent. Nous sécurisons le périmètre.
Mieux vaut tard que jamais. Sans Malko, Aisha Mokhtar aurait subi le même sort que son chauffeur… Il retourna dans la salle de bains. La crise de nerfs terminée, la jeune femme tremblait, le regard vide. Elle s’était déshabillée et enroulée dans une serviette. S’accrochant à Malko, elle balbutia :
— Ils vont revenir, ils vont revenir…
— Non. Dans cinq minutes, il y aura ici la moitié de la police britannique, jura Malko.
Brusquement, elle vomit, cassée en deux. Son maquillage avait coulé, elle avait piteuse allure…
— Vous êtes sauvée, assura Malko. Pour le moment.
*
* *
Richard Spicer, Sir George Cornwell et le chef de la section antiterroriste de Scotland Yard étaient accourus à Belgrave Mews North et s’étaient installés dans le petit salon du rez-de-chaussée. La police avait fouillé toutes les maisons de l’impasse, déclenchant l’incrédulité de leurs paisibles occupants qui n’avaient jamais vu une histoire pareille…
Un des hommes de Scotland Yard apparut, un passeport à la main. Celui trouvé sur le barbu.
— Nous venons de vérifier, annonça-t-il. Il s’agit d’un document appartenant à un citoyen britannique d’origine pakistanaise, qui se trouve en ce moment au Pakistan… On le lui a volé ou il l’a prêté. Seule la photo a été changée.
— On va savoir où habitait cet homme à Londres, dit Malko. Vous n’avez rien trouvé d’autre ?
— Un billet d’avion avec un retour open pour Islamabad.
— Allons voir Aisha Mokhtar, dit Malko.
La jeune femme avait regagné sa chambre, au premier étage. Très pâle, dans une chemise de nuit en satin et dentelles noires, démaquillée, elle ressemblait à une jeune fille. Dès que Malko s’approcha d’elle, elle lui prit la main et la serra de toutes ses forces.
— Vous m’avez sauvé la vie ! murmura-t-elle. C’est horrible, je reverrai cet homme toute ma vie. Il avait des yeux de fou. J’ai cru qu’il allait me tuer. Il a essayé de me mordre le ventre.
Ça, c’était de la conscience professionnelle…
Le Superintendant de Scotland Yard affirma que désormais des policiers armés veilleraient en permanence devant l’hôtel particulier et accompagneraient Aisha Mokhtar dans tous ses déplacements. Visiblement ailleurs, elle remercia d’un sourire et ferma les yeux, murmurant à Malko :
— Restez là.
Il redescendit pour raccompagner les trois hommes. Des policiers avaient pris position devant la maison.
— Sans le tuyau d’Abu Qutada, soupira Richard Spicer, vous y passiez tous les deux. Décidément, les gens du « 6 » sont des bons.
*
* *
Le colonel Hussein Hakim, à peine arrivé à son bureau, regarda rapidement les papiers déposés par sa secrétaire. Sur le dessus de la pile, elle avait placé un message tamponné « Flash-Urgent-Secret », en provenance de Scotland Yard. Le colonel de l’ISI le parcourut, le cœur serré.
C’était le compte rendu succinct d’une tentative de meurtre commise par un certain Shapour Nawqui, utilisant le passeport n°45412878 d’un certain Ahmed Nursus Shaban se trouvant actuellement au Pakistan. Scotland Yard demandait un complément d’information. Le colonel Hakim appela sa secrétaire et lui tendit le message.
— Répondez et joignez à la réponse le récépissé de déclaration de perte du passeport.
Resté seul, il se servit un thé. Dans une autre pile de papiers, il avait trouvé le récit de l’attaque sauvage de Belgrave Mews North, qui s’étalait à la une de tous les quotidiens britanniques, avec une photo prise dans une manifestation officielle d’Aisha Mokhtar. Celle-ci avait échappé de la tentative de meurtre, elle était indemne. En gros plan, la hache de « Cobra » était impressionnante. Le colonel but une gorgée de thé. Impossible de recommencer : les Britanniques étaient désormais sur leurs gardes. Comment avaient-ils pu empêcher cette opération ? Il ne le saurait peut-être jamais. Il n’avait plus qu’à prier très fort pour qu’Aisha Mokhtar ne soit en possession d’aucun secret. Parce que maintenant, elle n’hésiterait plus à parler. La journée allait être encore dure.
Malko avait dormi tout habillé à côté d’Aisha Mokhtar. Celle-ci ne s’était pas encore réveillée et il en avait profité pour prendre une douche. Elle ouvrit les yeux quand il sortit de la salle de bains, le regard voilé de sommeil et encore affolé.
— Je n’oublierai jamais ! murmura-t-elle. Qui a envoyé cet homme pour me tuer ?
— Ceux qui veulent que vous ne puissiez pas parler, dit Malko. L’ISI ou les gens d’Al-Qaida. Heureusement, nous avions pris nos précautions.
— Et Chaudry ?
— Il est mort. Le barbu l’a pratiquement décapité…
— Pauvre homme ! soupira-t-elle, il était tellement dévoué… Je me sens fatiguée. Et j’ai peur.
— Ici, vous ne craignez rien, affirma Malko.
— Mais il faudra bien que je sorte… je ne peux pas vivre en prison…
— Certes, reconnut Malko, mais on ne peut protéger personne à 100 %. Même Ronald Reagan, président des États-Unis, l’homme le mieux gardé du monde, a été victime d’un attentat.
— Voulez-vous me faire du thé ? demanda Aisha. Je n’ai pas la force de bouger.
Lorsqu’il revint avec un plateau, la jeune femme fumait une cigarette, le regard dans le vague. Elle but quelques gorgées de thé et fixa Malko.
— Si je vous apprenais quelque chose de très important, cela m’aiderait ?
Le pouls de Malko grimpa. Il allait peut-être toucher le jackpot. Il dit d’une voix égale :
— J’ai toujours pensé que vous connaissiez certains des secrets de cette affaire. Sultan Hafiz Mahmood était fou amoureux de vous, il a dû vous dire ce qu’il préparait.
— Il ne m’a pas dit grand-chose, corrigea Aisha Mokhtar. Il était très discret sur ce projet, mais je savais qu’il voulait donner à Bin Laden de quoi fabriquer une bombe atomique.
— Et cela ne vous semblait pas horriblement dangereux ? objecta Malko.
Elle eut un sourire embarrassé.
— À vrai dire, je pensais qu’il n’y arriverait pas, que c’était très difficile de fabriquer une bombe atomique dans les montagnes du Baloutchistan. Par moments, Sultan est un rêveur, un utopiste… bien qu’il soit ingénieur nucléaire. La seule chose qu’il m’a confiée un jour et dont il était très fier, c’est d’avoir réussi à soustraire de l’uranium enrichi aux stocks stratégiques du Pakistan, sans que personne ne s’en aperçoive.
Malko avait l’impression de ramener un très gros marlin au bout d’une ligne très mince qui pouvait casser à tout moment. Il réussit à demander d’une voix calme :
— Et comment s’y est-il pris ?
— Il a remplacé des lingots d’uranium enrichi par des lingots d’uranium naturel qui ont le même poids spécifique, la même apparence, mais qu’il est très facile de se procurer pour un prix très bas. Il m’avait parlé de 40 dollars l’once soit environ 1 300 dollars le kilo…
Soixante kilos à 1 300 dollars, cela faisait 78 000 dollars. Pas très cher pour l’apocalypse. Malko ne tenait plus en place. Ainsi, les Pakistanais étaient de bonne foi ! Pour eux, leurs stocks étaient intacts. Il faudrait examiner les lingots d’uranium enrichi un par un pour trouver ceux qui avaient été substitués. L’idée était géniale. Un homme comme Sultan Hafiz Mahmood devait avoir accès aux réserves d’uranium 235 stockées à Kahuta. Comme ce métal très lourd tenait peu de volume, la substitution était facile. Il pouvait arriver avec un lingot d’uranium naturel et repartir avec un de 235…
Malko se pencha sur Aisha et l’embrassa légèrement sur les lèvres.
— Vous venez de rendre un grand service à votre pays, dit-il. Et de diminuer sérieusement les risques sur votre vie.
*
* *
— Les Pakistanais sont déchaînés ! annonça Sir George Cornwell. Ils ont arrêté des dizaines de personnes travaillant à Kahuta et recherchent tous les complices éventuels de Sultan Hafiz Mahmood. Le président Musharraf en personne a appelé George Bush et notre Premier ministre, promettant de coopérer pleinement. Ils ont déjà retrouvé un des lingots d’uranium naturel substitué aux autres…
Malko, Richard Spicer et le directeur du MI6 déjeunaient dans la salle à manger du Service, jouxtant le bureau de Sir George Cornwell, au dernier étage de l’immeuble futuriste, avec une vue magnifique sur la Tamise. Vingt-quatre heures s’étaient écoulées depuis la révélation d’Aisha Mokhtar et les communications entre Londres et Islamabad avaient été particulièrement intenses. La première réaction des Pakistanais avait été l’incrédulité. Mais ils avaient procédé à des vérifications d’urgence et, désormais conscients de la gravité de la situation, ils se démenaient comme des fous…
— C’est très bien ! reconnut Malko. Nous savons désormais qu’il existe bien un engin nucléaire entre les mains d’un groupe terroriste, que le gouvernement pakistanais n’y est pour rien, mais où cela mène-t-il ? Je pense que cette bombe a quitté le Pakistan depuis belle lurette… En route pour où ?
— Nous mettons en place l’alerte rouge aux États-Unis, dit Richard Spicer, mais cela n’aura qu’un effet limité. Cette bombe voyage par bateau ou par la route. Nous ne pouvons pas fouiller tous les bateaux ni tous les camions du monde. En plus, d’après les spécialistes, elle ne dégage aucune radioactivité. Vous pouvez coller un compteur Geiger dessus, il ne frémira même pas…
— J’ai parlé tout à l’heure au général Ahmed Bhatti, le patron de l’ISI, annonça Sir George Cornwell. Il m’a dit qu’ils épluchaient la vie de Sultan Hafiz Mahmood et qu’ils espéraient trouver quelque chose rapidement. Une piste qui nous permette de retrouver la trace de cet engin.
— Notre Ve Flotte de l’océan Indien est en état d’alerte, renchérit le chef de station de la CIA. Nous allons arraisonner tous les navires suspects. Mais, hélas, cette bombe n’est pas très volumineuse… On ne peut pas vider les soutes de tous les navires.
Cela ressemblait à une victoire à la Pyrrhus.
Aisha Mokhtar avait repris figure humaine. Malko l’avait emmenée déjeuner au Dorchester, son restaurant favori. Cette fois, même la salle à manger grouillait de policiers. La Pakistanaise avait aussi repris goût au Taittinger, ce qui était plutôt bon signe.
— Votre information s’est révélée exacte, annonça Malko. On a retrouvé les lingots d’uranium naturel et on sait qu’il manque bien soixante kilos de « combustible ». Assez, d’après les spécialistes, pour confectionner une bombe de 10 kilotonnes.
— C’est beaucoup ? demanda Aisha.
— Assez pour tuer quelques dizaines de milliers de personnes, précisa sombrement Malko. Et, pour l’instant, nous ignorons où cette bombe se trouve. Vous n’avez aucune idée de la destination ?
— Aucune. Sultan ne m’en a jamais parlé. J’espère que ce n’est pas Londres, ajouta-t-elle avec un rire nerveux…
Elle se pencha sur la table et dit soudain, sur le ton de la confidence :
— J’ai envie de faire l’amour avec vous comme la première fois. J’ai cru, hier soir, que je n’aurais plus jamais envie d’un homme. Je sens encore le poids de la tête de cet horrible barbu entre mes cuisses. Si nous prenions une chambre ici ?
Elle aurait même droit à une suite, après l’information qu’elle avait donnée. Malko passa discrètement par la réception où il se fit remettre la clef d’une suite. À peine dans la suite – le Dorchester savait vivre –, Aisha Mokhtar retrouva sa fougue. En un clin d’œil, elle prit Malko dans sa bouche jusqu’à ce qu’elle l’estime digne de la satisfaire. Ensuite, elle alla s’appuyer à un petit bureau, face à un miroir, debout, les jambes ouvertes, la jupe retroussée. Malko vit ses prunelles se dilater quand il s’enfonça directement dans ses reins, comme elle l’avait souhaité. Elle commença à jouir avant lui, le visage déformé par le plaisir.
*
* *
Une nuée d’agents de l’ISI s’était ruée sur le Baloutchistan. Le seul élément exploitable dans la vie de Sultan Hafiz Mahmood, toujours aphasique, était l’étrange voyage qu’il avait récemment effectué dans cette province et durant lequel deux agents de l’ISI avaient trouvé la mort dans des circonstances étranges…
Le Nawar Jamil Al Bughti, apprenant que la police pakistanaise voulait l’interroger, s’était réfugié dans ses montagnes. Sans hésiter, l’armée pakistanaise était allée le déloger avec des hélicoptères de combat. La réunion de réconciliation avait eu lieu dans son fief, à côté de Quetta. Il avait reconnu avoir escorté un convoi de deux véhicules, protégé par un certain nombre d’Arabes, et décrit un chargement de deux mètres de long sur un mètre de haut, qu’il avait pris pour un chargement de drogue, chose courante dans la région.
Il avait quand même fourni un renseignement précieux en expliquant la mort des deux policiers assassinés par Sultan Hafiz Mahmood. Désormais, cette férocité s’expliquait. Et, information encore plus précieuse, il avait appris à l’ISI que le mystérieux chargement avait été embarqué à Gwadar, sur un petit boutre de vingt-cinq mètres dont il ignorait tout. Il se souvenait simplement de l’usage d’une grue.
Depuis, une vingtaine d’agents de l’ISI passaient Gwadar au peigne fin, cherchant à retrouver ce boutre. Ce qui n’était pas évident car les Baloutches n’étaient guère bavards.
À Islamabad, le général Bhatti était tenu au courant des recherches heure par heure, lui-même relancé non-stop par le président Musharraf. Même si la responsabilité directe du Pakistan n’était plus engagée, les relations avec les États-Unis allaient se tendre…
Un des cinq téléphones du général sonna. La communication était de mauvaise qualité, en provenance du Baloutchistan. Il dut raccrocher et rappeler son correspondant, un major de l’ISI. Celui-ci ne tenait plus en place.
— Général Sahib, annonça-t-il, je crois que j’ai retrouvé le bateau. Pour l’instant, il se trouve entre Dubaï et l’Iran, mais j’ai interrogé un membre de l’équipage qui se souvient de cette cargaison. Eux aussi pensaient qu’il s’agissait de drogue ou d’armes.
— Pourquoi d’armes ?
— Parce que ce boutre allait à Mogadiscio, en Somalie. Là-bas, ils paient les armes très cher.
*
* *
Les cartes sous les yeux, le capitaine Lankavi scrutait l’océan avec ses jumelles. D’après ses calculs, il devrait bientôt voir apparaître vers l’ouest le sistership du Salinthip Naree. Lui avait scrupuleusement observé la vitesse prévue : onze nœuds et demi. Pas de vent, pas de tempête. Le second vraquier avait une route moins longue à parcourir, donc moins de risque de retard, sauf avarie, évidemment…
Son second, lui aussi, parcourait l’horizon, observant également le ciel. Il y avait peu d’avions patrouilleurs, mais il suffisait d’un, au mauvais moment. Il était six heures et il y avait encore deux heures de jour.
— Je crois que le voilà ! annonça le second.
Il désignait un point, loin à l’ouest, dans le soleil couchant. Le capitaine Lankavi mit longtemps à le repérer : c’était bien un navire qui faisait route dans leur direction. Trop loin encore pour qu’on l’identifie avec certitude…
— Machines à fond, ordonna-t-il.
Les deux hommes attendirent en silence. L’équipage ne se doutait de rien. Il fallut attendre plus de vingt minutes pour qu’ils reconnaissent la silhouette de leur sistership, L’Anodad Naree. La jonction était faite. Tous les papiers étaient prêts, il ne restait que les travaux de peinture qui seraient effectués dès la nuit tombée, à l’aide de passerelles suspendues le long de la coque.
— Préparez une chaloupe ! ordonna le capitaine Lankavi.
Il fallait que l’échange dure le moins longtemps possible : c’était le moment le plus risqué. Heureusement, le ciel et la mer étaient toujours vides.
— Stoppez les machines !
Le cargo courut sur son erre, tandis qu’on descendait la chaloupe équipée d’un puissant moteur. Le capitaine Lankavi y prit place avec un marin à la barre et fonça vers l’autre cargo qui avait également stoppé, à un demi-mille. La mer était un peu moins mauvaise, mais bougeait encore pas mal. Quand il s’approcha de l’autre vraquier, cela fit un drôle d’effet au capitaine Lankavi de voir sur la poupe le nom de son navire. Une échelle pendait le long de la coque. Plusieurs hommes se trouvaient sur le pont.
Le capitaine Lankavi grimpa l’échelle et atteignit le pont, où il se jeta dans les bras de Yassin Abdul Rahman. Les deux hommes s’étreignirent plusieurs secondes, puis, sans un mot, échangèrent leur sacoche de documents. Déjà, cinq hommes descendaient l’échelle pour changer de navire, tous armés de Kalachnikov.
Nouvelle étreinte, puis le capitaine Lankavi à son tour descendit l’échelle et la chaloupe s’éloigna du faux Salinthip Naree. Une dernière fois, il agita les bras en direction des hommes qui se massaient derrière le bastingage. Sa gorge était nouée de fierté. Déjà, le cargo remettait en marche. Une dernière fois, il vit son nom à la poupe et sur son flanc. Pendant très peu de temps encore, les deux navires portant le même nom allaient naviguer dans l’océan Indien… Mais il ferait nuit dans une heure.
Lorsqu’il remonta sur son navire, le capitaine Lankavi regarda une dernière fois l’autre vraquier qui n’était déjà plus qu’un point s’éloignant vers le nord. Puis, il gagna la dunette et annonça au second :
— Machines en avant. Cap 192°. Vitesse 12 nœuds.
Il réunit ensuite l’équipe qui venait d’embarquer, leur désignant les passerelles qu’on allait descendre le long de la coque. Lorsque le soleil se lèverait, la Salinthip Naree serait devenu L’Anodad Naree, en route pour Gaddani afin d’y être démantelé. Le faux Salinthip Naree, lui, continuait vers le nord, en direction de la mer Rouge et du canal de Suez. Pour son dernier voyage.